Chapitre 18

Matt se tournait et se retournait dans son lit, sans parvenir à trouver le sommeil en songeant à Gabe et à la réaction de sa mère quand elle recevrait les papiers. Pourtant, il aurait dû dormir du sommeil du juste ; il aurait dû être satisfait puisque les événements se déroulaient comme il le souhaitait. Sa victoire briserait le cœur de Jesse et dévasterait sa vie à jamais. Et une vie, c’était à peine suffisant pour payer ce quelle lui avait fait.

Etendu dans le noir, il imaginait l’avenir qui l’attendait avec son fils. Il voyait l’enfant courir en riant vers lui pour l’accueillir à son retour du travail, il se voyait l’emmener en week-end pour partager avec lui des activités de garçons. Il envisageait même d’acheter un bateau pour l’emmener en balade sur le lac. Et puis, soudain, ce ne fut plus le visage souriant de Gabe qu’il eut devant les yeux, mais celui d’un petit garçon abandonné toute la journée aux soins d’une gouvernante anonyme, qui pleurait en réclamant sa mère. Plus tard dans la nuit, ce fut le visage désespéré de Jesse qui vint le hanter.

Vers 4 heures du matin, renonçant à dormir, Matt se leva et rejoignit son bureau pour entreprendre des recherches sur différentes écoles. Son fils méritait ce qu’il y avait de mieux. Il agissait pour son bien et Jesse méritait de souffrir. Il refusait d’écouter la petite voix qui lui soufflait que si la jeune femme avait fui, c’était parce qu’il l’avait blessée, que sa réaction n’avait pas été celle d’un homme responsable. Pour faire taire la voix, il se plongea dans l’examen attentif des sites des meilleurs établissements.

Il n’avait aucune envie de se montrer compréhensif, ni de se mettre à sa place.

Mais s’il voulait se venger de Jesse et obtenir que la jeune femme éprouve la même frustration que lui, il ne souhaitait pas blesser Gabe. D’ailleurs, était-il tellement sûr de vouloir faire souffrir sa mère ?

Seul dans le silence de son bureau, Matt pesta, furieux. S’il ne se vengeait pas, il lui semblait en même temps impossible de simplement lui pardonner. Comment surmonter la perte qu’il avait subie? Non, la vengeance était le seul moyen de tourner la page !

A 8 heures tapantes, Diane fit son apparition. Matt était en train de répondre à ses mails.

— Est-ce que vous avez envie de parler un peu? lui demanda-t-elle en lui apportant une tasse de café.

— Non!

— Je vois… Humeur massacrante…, fit-elle, se parlant à elle-même.

Il la fixa d’un œil noir.

— Avec vous, décoder le langage du corps est un jeu d’enfant, dit-elle encore, sans se laisser impressionner. Vous devriez parler, ça vous ferait du bien…

Sans tenir compte de son irritation grandissante, Diane continua :

— Qu’est-ce que vous avez encore fait ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai fait quelque chose ?

— Vous êtes un homme et il vient de vous tomber des nues un enfant dont vous ignoriez l’existence. De plus, vous n’arrivez pas à démêler vos sentiments pour sa mère, ça fait beaucoup ! Les hommes sont incapables de gérer leurs émotions. Dès qu’ils se sentent perdus, ils se démènent pour trouver des solutions et, généralement, ils provoquent des catastrophes.

Matt lui avait raconté dans les grandes lignes les circonstances du retour de Jesse sans lui livrer de détails. Comment avait-elle pu si bien deviner? Etait-ce une caractéristique féminine, ou Diane était-elle plus douée que la moyenne ?

— J’ai fait ce que j’avais à faire…

— Matt, je vous connais depuis longtemps, c’est pourquoi je vais me permettre de vous parler à cœur ouvert, outrepassant les devoirs d’une assistante envers son patron. Je vais vous le dire une bonne fois et je n’y reviendrai plus.

— Vous y tenez vraiment ?

— Oui, parce que je vous aime bien. D’une façon générale, vous êtes un chic type, mais en amour, vous avez été échaudé. Depuis, vous ne vous livrez plus, vous ne faites confiance à personne et vous refusez de vous investir dans une relation. Vous ne savez pas recevoir, parce que vous êtes incapable de donner et, parce que vous ne savez pas lâcher prise, vous ne pouvez rien conserver…

Diane s’interrompit et lui sourit.

— Visiblement, vous l’aimez toujours. Si vous la blessez, c’est vous qui allez souffrir. Et puis vous devez penser à votre fils. Comment croyez-vous qu’il réagira vis-à-vis de l’homme qui aura fait pleurer sa mère ?

Sur ces mots, Diane quitta son bureau. Matt la fixa, déconcerté par sa facilité à le percer à jour. Sans connaître son plan en détail, Diane avait deviné qu’il mijotait quelque chose.

Qu’importe ! Il se moquait bien de ce qu’elle pouvait penser ! A part ce qu’elle avait dit à propos de Gabe. Il s’était trop investi maintenant, pour supporter de perdre l’amour de son fils.

Allons, Gabe serait perturbé quelque temps, mais ça passerait. Chaque jour, des tas d’enfants déménageaient de chez un parent pour aller s’installer chez l’autre et ils n’en mouraient pas ! Sauf qu’il voulait le meilleur pour Gabe : qu’il s’épanouisse, pas simplement qu’il s’en sorte sans trop de dommages. Or, il n’était pas certain que le couper de sa mère fût la meilleure chose à faire pour son épanouissement.

— Il est indispensable que je le fasse, pourtant ! marmonna-t-il en retournant à son ordinateur.

Comme il ne réussissait pas à fixer son attention sur l’écran, il se releva nerveusement et se mit à faire les cent pas dans le bureau, avant de retourner brusquement s’asseoir pour feuilleter son répertoire et composer un numéro.

— Allô ! répondit une voix calme, sereine et particulièrement sensuelle.

— Jade? C’est Matt…

— Matt ! Quelle bonne surprise ! Ça fait un bail que je n’ai pas eu de tes nouvelles. Comment vas-tu?

— Bien. Je me demandais si tu étais libre à déjeuner.

— Je pourrais jouer les snobs et dire qu’il faut que je vérifie dans mon agenda, mais il se trouve que je suis libre. On se retrouve chez Buchanan, à midi?

— J’y serai…

Il raccrocha et, plus détendu, se laissa aller dans son fauteuil, persuadé que ce déjeuner avec Jade allait lui faire du bien. Cette belle et brillante avocate, qui adorait le sexe, n’avait en revanche aucune envie de s’encombrer d’une liaison durable. En amour, elle se comportait comme un homme : elle détestait la sensiblerie, jouait franc-jeu et savait exprimer ses désirs. Bref, c’était la partenaire idéale…



*

* *

Quand Matt arriva au restaurant, Jade était déjà là, toujours aussi belle, brune et élancée en tailleur strict et talons aiguilles.

— Tu es encore plus séduisant que dans mon souvenir, lui murmura-t-elle, quand il l’embrassa sur la joue. Ce qui n’est pas peu dire…

Matt retrouvait avec plaisir son parfum envoûtant et son petit sourire coquin. Quelques mois auparavant, ils avaient été amants, mais s’étaient trouvés séparés par leurs engagements professionnels respectifs. Ça faisait un moment qu’il caressait l’idée de la rappeler, sans se décider à aller jusqu’au bout.

Comme on les guidait vers un box à l’écart, il posa la main sur la taille fine de la jeune femme et, dès qu’ils furent installés à table et munis d’un menu, il la fixa dans les yeux.

— Ça fait longtemps qu’on aurait dû se revoir, lui dit-il, se demandant bien pourquoi il n’avait pas pris la peine de lui téléphoner.

— On était débordés, éluda-t-elle d’un mouvement d’épaule. D’ailleurs, je ne me suis pas morfondue à t’attendre.

— Non. J’imagine que tu as fait la fête.

— Un peu ! Quand le travail m’en laisse le loisir, ce qui n’est pas fréquent.

Elle lui expliqua qu’une modification dans la législation des entreprises avait doublé à la fois sa charge de travail et ses émoluments.

Fasciné par la lumière qui jouait sur sa peau diaphane et par les gracieux mouvements de mains dont elle ponctuait ses paroles, Matt la regardait plus qu’il ne l’écoutait. Drôle, Jade savait raconter les anecdotes avec un subtil mélange d’humour et d’assurance. A bien y réfléchir, ils auraient pu former un couple idéal. Ni l’un ni l’autre ne recherchant l’amour au sens romantique du terme, ils auraient pu se contenter de rapports sexuels épanouissants et, de temps en temps, d’un bon dîner au restaurant.

Soudain, il repensa à Gabe et à son sourire, aux jouets qu’il éparpillait dans toute la maison, à sa manière de toujours se coller à lui avec un air ravi.

— Tu as déjà songé à avoir des enfants ?

— Mon Dieu, non! Des enfants? Pour quoi faire? s’exclama Jade éberluée.

— Moi, j’aime les gosses…

— Depuis quand?

Voyant approcher une femme aux longs cheveux blonds qui ressemblait à Jesse, Matt se retourna brusquement. Bien sûr, ce n’était pas elle. Qu’aurait-elle fait ici, au milieu de la journée?

— Matt? lança sèchement Jade.

Mais qu’est-ce qu’il fabriquait à avoir invité cette femme à déjeuner? A avoir lancé cette procédure ? Jamais il n’avait eu envie d’arracher Gabe à Jesse !

— Excuse-moi, il faut que j’y aille, dit-il en se dressant d’un bond.

— Tu t’en vas ? On n’a pas encore commencé à manger ! Je te préviens ! si tu pars, inutile de me rappeler.

Matt ne répondit pas. Il tira son portable et composa le numéro du bureau de Heath. Son assistante l’informa qu’il était au tribunal et ne pouvait être joint.

Raccrochant avec un juron, il rejoignit en hâte sa voiture pour gagner le bureau de son avocat, quelques rues plus loin. Il fallait à tout prix récupérer l’assignation le plus vite possible et détruire les papiers avant que Jesse ne soit au courant!

Qu’est-ce qui lui avait pris ? Comment avait-il pu croire que la punir changerait le passé ? On ne pouvait le changer.

Ce qui était fait était fait. S’il voulait garder Gabe, il fallait qu’ils puissent, Jesse et lui, partager sa vie.

Et puis Diane avait raison :il n’avait jamais cessé de l’aimer.

Soudain, l’évidence de cet amour le bouleversa comme une révélation. Il aimait Jesse depuis l’instant où elle avait changé sa destinée en l’interpellant sur le trottoir du Starbucks.

Il brûla la limite de vitesse et traversa une ligne jaune pour se garer en deuxième file devant le bureau de Heath. L’ascenseur prit une éternité à monter. Qu’adviendrait-il, si les papiers avaient déjà été envoyés, s’il était trop tard pour les retenir? Non, non, il ne pouvait pas arriver trop tard! C’était trop important.

Il se rua dans le bureau et tomba sur l’assistante.

— Je dois savoir où en sont les documents que j’ai signés. Je souhaite interrompre l’assignation. De toute urgence !

La jeune femme, effarée, recula d’un pas et hocha la tète.

— Euh… oui, certainement, monsieur Fenner. Je vais vérifier…

— Le courrier était adressé à Jesse Keyes, au sujet de la garde de mon fils. Je ne veux pas qu’elle le reçoive, vous m’avez compris ? Et je veux récupérer toutes les copies de ces papiers en main propre !

L’assistante se rendit à l’ordinateur et tapa quelques mots.

— Ils sont encore ici.

— Ouf!

Matt en tremblait de soulagement.

— Rassemblez toutes les copies et donnez-les-moi immédiatement.

— Je n’en ai pas le droit sans en référer à Heath, ce qui ne prendra que quelques heures. Puis-je vous les faire parvenir à votre bureau par coursier?

Matt ne voulait pas attendre. Il avait besoin de tenir en main ces satanés papiers pour s’assurer que son erreur était réparée, mais comme il ne pouvait les lui arracher de force, il se résigna.

— D’accord, mais je les veux aujourd’hui.

— Compris, monsieur Fenner, fit timidement l’assistante, visiblement désireuse de le voir partir.

Dès qu’il fut sorti, il prit son téléphone, mais changea aussitôt d’avis. Il allait se rendre directement dans l’East Side, prendre Gabe chez sa mère et foncer droit à la boulangerie. Il ne savait pas encore bien ce qu’il expliquerait à Jesse, mais il aurait le trajet pour y réfléchir. De plus, elle lui avait dit quelle l’aimait. Si c’était vrai, tout se passerait bien.



L’angoisse et l’horreur qui tenaillaient Jesse étaient si terribles qu’elle sentait à peine son corps. Alors qu’elle rentrait à l’improviste à la maison pour déjeuner, elle était tombée sur un petit homme en costume bleu à rayures, qui lui avait demandé si elle était bien Jesse Keyes. Quand elle avait acquiescé, il lui avait tendu une enveloppe. Après avoir lu le document qu’elle contenait, la jeune femme avait sentitson cœur s’arrêter de battre.

A présent, au milieu de la cuisine de Paula, elle relisait la lettre en priant le ciel d’avoir mal compris. Bien sûr, ça ne pouvait être qu’une erreur. Matt ne lui aurait jamais fait une chose pareille !

— Jesse?

Surprise, elle leva les yeux et, découvrant Paula qui la regardait avec inquiétude, elle lui tendit la lettre. Paula la parcourut, chancela et la passa à Bill.

Incapable de penser, Jesse alla s’asseoir sur un tabouret. Non, ce n’était pas possible. Il y avait une erreur…

En arrière-fond, on entendait une musique guillerette. Gabe était en train de regarder un DVD qui l’occuperait encore une bonne demi-heure. Tant mieux! Cela lui donnerait le temps de se remettre. Si c’était possible.

Elle était paniquée, mais elle n’avait pas le droit de donner prise à sa terreur. Il fallait qu’elle reste forte. Quel que soit le prix à payer, jamais elle ne laisserait Matt lui enlever son fils.

Elle sentit Bill qui l’enlaçait de ses bras solides pour la réconforter.

— On aura ce salaud ! Crois-moi, il va mordre la poussière !

— Je suis si perdue que je ne sais plus que penser, Bill… Jamais le Matt que je connais n’aurait agi ainsi. Jamais il ne m’aurait blessée, ni Gabe. Oh, mon Dieu! Gabe! Il adore son père, bredouilla-t-elle en luttant contre les larmes qui lui brûlaient les yeux. Je ne permettrai pas qu’il soit déchiré entre nous deux !

Pas plus qu’elle ne pouvait imaginer vivre sans son fils.

— Je ne comprends pas, continua-t-elle. Comment peut-il faire ça ? Moi qui pensais qu’on arriverait à un accord, qu’on discuterait pour mettre les choses à plat. Je croyais que c’était ce qu’il désirait.

Elle s’était trompée. Alors quelle savait qu’il était en colère contre elle, qu’il lui en voulait de l’avoir écarté de Gabe, elle ne s’était pas méfiée et… La lumière se fit lentement dans son esprit.

— Il cherche à me punir, à me faire éprouver le même manque que lui. Il désire me voir souffrir.

— Non, ce n’est pas possible !

La voix de Paula manquait de conviction.

Jesse se couvrit le visage à deux mains. Tout prenait sens à présent! Matt se jouait d’elle depuis le début. Il lui avait menti sans vergogne, mettant à profit chaque seconde qu’ils avaient passée ensemble pour avancer ses pions. On pouvait dire qu’il l’avait manœuvrée comme un chef.

— Quand je pense que je lui faisais confiance, que je l’encourageais à mieux connaître Gabe, que j’ai tout fait pour l’aider, et que, pendant ce temps, il complotait contre moi! Il m’a traînée dans la boue pour l’avoir écarté de son fils. J’étais rongée par le remords, alors qu’il se préparait à me l’enlever…

Elle se sentait presque aussi bouleversée par cette trahison que par la crainte de perdre Gabe. Elle avait contacté Matt, mue par la pensée absurde qu’il méritait de connaître son fils. Elle s’était conduite envers lui avec franchise et honnêteté. Elle lui avait ouvert son âme et, pour la seconde fois, il lui tournait le dos.

— Pour lui, c’était juste un jeu. Il m’a poussée à croire en lui pour mieux me déchirer le cœur.

Elle n’avoua pas qu’ils avaient fait l’amour. Y repenser était maintenant pour elle la pire des humiliations. Elle se remémorait la perfection des derniers instants qu’ils avaient partagés, l’harmonie qui régnait entre eux… Elle l’avait cru sincère, alors que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, chacun de ses baisers n’étaient que manigances…

Elle se leva brusquement et essuya ses larmes.

— Non ! Il ne gagnera pas ! Jamais je n’ai cherché à lui faire du mal volontairement, alors que lui a tout prémédité. Il n’aura pas Gabe. Je ne le laisserai pas faire !

— J’y compte bien, approuva tristement Paula. Je ne sais pas quoi te dire. Cela ressemble tellement peu à mon fils. Matt n’est pas comme ça ! Ce n’est pas possible !

Malheureusement, elle semblait incertaine et Jesse, qui ne voulait pas l’accabler, préféra éviter de souligner qu’en cinq ans Matt avait très bien pu changer.

— Nous sommes avec toi, renchérit Bill. On se battra. Il n’a aucune chance.

Jesse appréciait leur soutien, dont elle aurait bien besoin pour affronter cet adversaire redoutable. Pourtant, comment auraient-ils pu comprendre que Matt avait déjà gagné? C’était la seconde fois qu’il lui volait son cœur pour le lui retourner sanglant et meurtri.

Mais s’il s’imaginait l’avoir anéantie, il allait bientôt déchanter. Il n’était pas le seul à avoir changé et elle était plus forte qu’il ne se l’imaginait. Matt aurait beau se démener, jamais il ne lui prendrait Gabe. Au besoin, elle combattrait jusqu’à la mort.

Ce qui les différenciait, c’était qu’il se délectait à l’idée de son triomphe, alors que la perspective de gagner ne la réjouissait guère. Vaincre le père de son fils serait une défaite, car celui qui en souffrirait le plus serait Gabe.



Quand Matt arriva chez sa mère, il trouva la maison vide. Il se rendit alors à la boulangerie pour apprendre de Nicole qu’elle n’avait pas vu sa sœur depuis l’heure du déjeuner. Il essaya plusieurs fois de joindre la jeune femme sur son téléphone portable, mais Jesse ne répondit pas à ses appels et il retourna au bureau étreint par un sentiment de malaise diffus.

Il avait beau se raisonner et se dire qu’il pourrait la contacter plus tard, il était tenaillé par l’urgence de lui parler.

Aux environs de 14 heures, Bill déboula brutalement dans ses locaux.

Comme le bureau de son assistante était vide, Matt se demanda si le vieil homme s’était arrangé pour choisir le moment où Diane était absente ou s’il avait été servi par le hasard. Qu’importe ! Un seul regard sur le visage de Bill lui suffit pour comprendre que la catastrophe attendue s’était produite.

Jesse avait reçu l’assignation, elle avait lu les papiers et savait ce qu’il tramait. Elle devait être blessée, perdue et probablement terrifiée. Rageant de n’avoir pu empêcher le désastre, Matt se leva pour affronter Bill.

— Je n’irai pas par quatre chemins, déclara celui-ci sans ambages. Je vais faire mon possible pour vous écraser et quand j’en aurai fini avec vous, vous vous réjouirez d’être allongé dans le caniveau.

Bill ne manquait pas de courage, mais Matt estima qu’il ne faisait pas le poids face à lui.

— Je déduis de votre intrusion que Jesse a reçu les papiers, dit Matt sans relever la menace. Ce n’était pas supposé se passer comme ça…

— Si je comprends bien, ce serait une erreur de vos services, ironisa Bill. Parfait! Je vais l’en avertir. Ça va certainement tout arranger. Encore faudrait-il qu’elle oublie que vous vous prépariez à la piéger. Comment avez-vous pu songer à lui prendre Gabe ? Pourquoi ne pas lui arracher un rein ou un poumon, pendant que vous y êtes ? Vous les avez vus ensemble ? Vous avez vu comme ces deux-là s’aiment? Ils forment une famille. Mais peut-être ignorez-vous ce que c’est ?

Matt avait l’impression que chaque mot le frappait droit au ventre, à la poitrine et au cœur.

— Je peux vous expliquer, commença-t-il tout en sachant que ses tentatives seraient vaines.

— Expliquer quoi? Que vous n’avez pas menti? Que vous ne vous êtes joué ni de Jesse, ni de nous ? C’est trop tard, mon vieux. Quoi qu’il arrive, elle gagnera et je peux vous assurer que votre mère et moi, nous nous battrons pour ça, avec elle !

Evidemment, ils prenaient le parti de Jesse. Matt se sentit étrangement rassuré que la jeune femme ne soit pas seule pour traverser cette épreuve.

— Vous avez raison, je lui ai menti. Quand elle est venue me trouver la première fois, ça m’a rendu furieux, non, pas furieux, enragé. Elle m’avait privé de mon fils pendant quatre ans et elle débarquait à l’improviste, comme si elle n’avait rien fait de grave. Ce n’est pas parce qu’elle m’avait prévenu qu’elle était enceinte qu’elle avait le droit de s’enfuir comme ça.

— Et vous croyez qu’un tel argument peut intéresser quiconque, que ça va vous justifier?

— Non, répondit Matt calmement. Mais ce n’est pas rien et ça explique ma réaction. Je voulais la punir, qu’elle ressente ce que j’avais éprouvé, qu’elle souffre à son tour. Je sais maintenant que c’était une erreur.

— J’espère que vous n’attendez pas qu’on vous félicite, rétorqua Bill, dont le regard restait de glace.

— Bien sûr que non. Je vous explique simplement mes motivations. A mesure que j’apprenais à connaître Gabe, qu’il me devenait proche, ma frustration augmentait. Je rageais de tout ce temps, tous les premiers instants de sa vie dont j’avais été privé irrémédiablement.

— Jesse reconnaît qu’elle aurait pu faire plus d’efforts pour vous convaincre, admit Bill. Mais si elle vous a nui, c’était sans le vouloir. Ça ne justifie aucunement de lui avoir sournoisement tourné autour, ni de lui avoir joué la comédie, alors que vous vous apprêtiez à la détruire !

— J’en suis conscient. Il faut absolument que je lui parle pour la rassurer, lui dire qu’elle n’a rien à craindre. Je suis sûr que je peux encore réparer.

— Mon garçon, j’en arrive presque à vous plaindre, parce qu’il est trop tard et qu’apparemment vous ne l’avez pas compris.

Jusqu’à cet instant, Matt ne s’était pas trop inquiété. Il savait qu’il avait blessé Jesse, qu’elle devait être inquiète et en colère contre lui, mais il était sûr de pouvoir arranger les choses, sûr qu’il pourrait s’expliquer et qu’elle comprendrait ses raisons.

Qu’adviendrait-il, s’il se trompait?

Il repoussa cette idée de toutes ses forces. Il saurait la convaincre, comme il avait toujours pu le faire, parce qu’il la connaissait.

— Elle m’aime, déclara-t-il, plus pour lui-même que pour son interlocuteur. Elle m’a toujours aimé.

— Ce qui rend votre attitude encore plus impardonnable et ne vous sera d’aucune aide. Jesse ne pourra jamais vous pardonner. Pire encore, avez-vous réfléchi à ce que pensera Gabe, quand il verra sa mère dévastée ? Ce n’est pas le genre de chose qu’un gamin peut pardonner.

Ces mots firent remonter à sa mémoire un souvenir de l’époque où il avait à peu près huit ou neuf ans. Un jour, il était rentré chez lui et avait trouvé sa mère en larmes sur son lit. Terrifié, il l’avait entendue sangloter qu’elle ne pouvait pas s’en sortir seule, que c’était trop dur, et il s’était demandé à qui elle parlait. Comprenant que ce ne pouvait être qu’à son père absent, il l’avait haï et s’était juré de ne jamais lui pardonner. Après cela, il lui avait fallu plus de vingt ans pour songer à le contacter.

Effondré par l’ampleur du désastre qui menaçait de l’écraser, il retomba pesamment sur sa chaise. Il venait juste de connaître Gabe, il ne pouvait pas le perdre aussi vite !

— C’est mon fils, murmura-t-il.

— Il fallait y penser plus tôt, rétorqua Bill avec mépris. Espèce d’imbécile, vous aviez tout ce qu’un homme peut désirer : l’amour d’une femme formidable, un fils qui vous adore, une famille… Vous n’aviez qu’à tendre la main pour les obtenir! Mais vous avez préféré vous repaître d’une vengeance stupide ! Jesse n’est pas seule. Elle a du monde à ses côtés, des gens qui ne vous craignent pas et qui ont les moyens de la défendre. J’en fais partie et je savourerai chaque seconde de votre déconfiture.

Sans un mot de plus, Bill quitta la pièce.

Quand la porte se referma, Matt se retrouva seul dans le silence. Cela faisait des années qu’il n’avait éprouvé un tel sentiment de solitude. Depuis le jour de sa rencontre avec Jesse, quand elle avait fait basculer son destin.

Il allait tout arranger, forcément. Jamais il n’était tombé sur un problème qu’il n’avait su résoudre. Il fallait juste qu’il élabore une stratégie.

Seulement ce n’était pas chose facile de réfléchir, quand une voix insidieuse vous soufflait que, cette fois-ci, vous aviez dépassé les bornes et que vous ne seriez probablement pas le gagnant…